Alfred Court a décrit en détail dans ses Mémoires comment il a créé la Paix dans la Jungle, cette entrée de cage mythique dont voici quelques extraits :
 Paix dans la Jungle

Affiche du Tower Circus avec Alfred Court en vedette – 1936

La Paix dans la Jungle

« … Pour les gens du cirque, il existe aussi un démon de midi. Je venais de passer la cinquantaine quand, enfin rétabli, je repris la route au printemps de 1934.

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Affiche d'Alfred Court et un lion - Paix dans la Jungle

Affiche d’Alfred Court et un lion par Gustave Soury

Pour la saison suivante, un choix s’imposait à moi, définitif, en raison de mon âge. Ou le métier de direc­teur de cirque ou la vie d’ar­tiste, non plus comme barriste ou acrobate, mais comme dompteur. Je crois avoir bien choisi, puisque la seconde route m’a conduit à de grands succès et à la notoriété.

De tous les fauves que j’avais présentés, il ne me restait plus que le groupe de tigres, présenté en l’ab­sence de Vojtech Trubka par son frère Frantz. Or, je voulais un groupe mixte, imposant par le nombre et la qualité.

Après les achats nécessaires à Hambourg, Amsterdam, Anvers et Londres, je recommençais, à Mi­ramont, les répétitions, dans la cage même où le pauvre Vanieck avait trouvé la mort. Huit lions, quatre tigres, deux léopards, quatre ours polaires, deux ours noirs, deux chiens danois, tel était l’effectif de mes pensionnaires. Dès que le groupe de tigres eut terminé son engagement d’hiver, je donnai le signal du départ comme directeur de ménagerie. Ainsi, je refis mon tour de France.

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Montage par Alfred Court - Paix dans la Jungle

Montage photographique dédicacée par Alfred Court – Archives Arlequin

À l’automne, pendant deux mois, répétant matin et soir, j’ai travaillé dans la grande remise du Cirque Rancy, à Asnières, seul avec tous les fauves du groupe mixte, vivant la plupart des heures avec eux.

Ce numéro, que j’avais intitulé La Paix dans la Jungle, je crois l’avoir porté à un point de perfection dans le dressage qui n’a pas été égalé par un autre dompteur de notre époque. Je l’avais créé pour moi, j’en étais presque jaloux au point de me jurer solennellement de ne le confier à personne, même si j’étais blessé ou malade. Cette phrase fera-t-elle sourire ?

Je demande qu’on veuille bien considérer ceci : Mes bêtes et moi ne fai­sions qu’un. Le numéro, entre mes mains, avait la valeur d’un cliché photographique et l’épreuve que j’en tirais chaque soir devant le public était rigoureusement la même. Mes pas étaient comptés, mes coups de fouet, toujours semblables, touchaient exactement au même point, à la même distance des museaux. Mes fauves, en férocité ou en douceur, possédaient si exactement les détails de leur travail qu’ils auraient pu le mener à son terme, seuls, à la façon d’une mécanique. Un nom prononcé par moi à mi-voix, et chaque bête exécutait immédiatement la routine convenue.

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Après un début triomphal à Londres, dans l’immense cirque d’hiver qu’on appelle l’Agricultural Hall, je fis travailler les mêmes fauves dans les grandes villes d’Europe, de Paris à Copen­hague, d’Edimbourg à Rotterdam, d’Amsterdam à Glas­gow, et, plus tard, à New York, dans le célèbre Cirque Ringling

Le jeune Marseillais qui, à seize ans, s’était enfui de la maison familiale, par amour du cirque, con­nut, déjà quinquagénaire, la renommée mondiale, reçu comme vedette, convié par les grands personnages, interrogé par les journalistes, photographié, si j’ose dire, sur toutes les coutures.

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Ainsi, je devins l’enjeu d’une lutte entre les plus grands directeurs de cirque. L’arme choisie par eux étant ce que j’oserai appeler le contrat pont d’or. Je fis une saison au cirque allemand de Karl Strassburger, qui débuta à Liège, avant de promener son chapiteau à travers la Hollande.

Affiche du Tower Circus 1937 - Paix dans la Jungle

Affiche du Tower Circus 1937 avec Alfred Court

A son grand regret, je lui fus soufflé, la saison suivante, par Clem Butson, qui m’engagea pour le cirque de Blackpool, le Tower Cir­cus. J’ai employé le mot de regret, sans aucune forfan­terie, on le verra. Karl Strassburger voulait tellement conserver à son programme un groupe mixte de fauves, il sut mêler si habilement les adjurations et les avan­tages mirifiques que, de guerre lasse, je pris deux réso­lutions surprenantes.

– Ce que je veux, me répétait Karl Strassburger, c’est votre groupe mixte dans sa composition actuelle, ou bien, à l’extrême rigueur, un groupe semblable, mais à la condition qu’il soit d’une égale valeur, le tout garanti par vous !

Le problème, on le voit, n’était pas simple. Je ne possédais pas le premier fauve d’un ensemble d’une vingtaine de bêtes dont j’avais besoin. En supposant ce premier point réglé, il restait à créer entièrement le numéro. Enfin, à l’avance, je devais en garantir la qua­lité. C’est pourtant sur ces données fragiles que le contrat fut établi. Je m’engageais à louer à Strassbur­ger un groupe mixte livrable au début de la saison sui­vante.

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D’Anvers, je ramenai trois jeunes léopards récemment importés et deux ours de l’Himalaya. Dans les zoos hollandais d’Arnhem, d’Amsterdam et de Rot­terdam, je choisis une dizaine de lions, nés en capti­vité de parents importés, mais qui malheureusement avaient tous près de trois ans et portaient déjà crinière. Je n’eus pas le choix, sur le marché, il n’y avait pas, à cette époque, de lions plus jeunes.

Enfin, je fis l’acqui­sition à Londres de deux tigres du Bengale importés et de deux autres à Hambourg. La Hollande fournit le contingent de chiens danois. Quant aux ours polaires – j’en voulais six – mon ami Joslund, d’Oslo, jura qu’ils me seraient livrés à la fin de juillet, et tint parole.

Il était grand temps de se mettre à l’ouvrage. Je ne disposais que de neuf mois avant l’échéance fatidique. À la mi-septembre, un seul résultat méritait d’être enregistré. Les vingt et un fauves acceptaient la vie en commun dans la même cage, ou plus exactement tolé­raient la présence les uns des autres, sous réserve d’une autorité sans défaillance, celle du dompteur.

La Paix dans la Jungle - Strassburger

La Paix dans la Jungle – affiche Strassburger

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Il ne res­tait plus qu’à apprendre à mes élèves le numéro précisé dans le contrat passé avec Strassburger. Au dire de cet aimable ami, je ne serais jamais prêt au printemps suivant, date limite. Je lui proposais, en vain, un pari de trois mille florins, et, dès le mois d’octobre, je retour­nais m’installer seul dans les écuries du Cirque Rancy  à Asnières.

Affiche du Cirque Strassburger - Paix dans la Jungle

Affiche du Cirque Strassburger – le chapiteau

Matin et soir, j’ai mené une vie de répétitions interminables, au prix d’une patience et d’une résistance physique inépuisables. Mais le jour de l’An, j’étais cer­tain d’honorer ma signature, au point d’accepter, pour le mois de janvier, avec mon autre groupe, un enga­gement à l’Empire, chez les Frères Amar. Ce fut pour moi une sorte de délassement de présenter chaque soir au public parisien mon numéro : La Paix dans la Jungle.

Bien entendu, le respect du contrat Strassburger était ma préoccupation constante. Janvier fut le mois du fignolage. Février servit à passer le numéro entièrement rodé aux mains d’Anton. La course contre la montre était gagnée. Un télégramme en avisa l’ami Strassbur­ger, invité du même coup à prendre livraison de la marchandise. Il assista donc à la répétition générale, devant Anton flambant neuf dans un nouveau costume de dompteur, un matériel et des accessoires fraîchement repeints, et vingt et un fauves qui ne commirent pas une faute. Strassburger se déclara satisfait.

Alfred Court chez Ringling - Paix dans la Jungle

Alfred Court chez Ringling – CPA – Archives Arlequin

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Les contrats faisant boule de neige, celui de Tower Circus à Blackpool me valut un engagement au Win­tergarten de Berlin.

À l’époque, c’était le music-hall le plus côté d’Europe, fréquenté chaque mois par les plus grands directeurs de cirque et de Variétés, tou­jours à l’affût des nouveautés et des meilleures pro­grammes… »

Alfred Court

Extrait des Mémoires d’Alfred Court par Alfred Court – Préface de Dominique Denis – Arts des 2 mondes – 2007.

À Lire
  • La cage aux fauves – Alfred Court – Editions de Paris – 1953.
  • Mémoires d’Alfred Court par Alfred Court – Préface de Dominique Denis – Arts des 2 mondes – Paris – 2007. (en cours de réédition)