Gérard Vicaire par Alain Chevillard

Le maître de l’Atelier Vicaire aura donné, pendant un demi-siècle, un autre éclat au monde traditionnel de la broderie et de la couture du spectacle. Généreux, plein d’humour et d’audace, ayant toujours une multitude de souvenirs et d’anecdotes à raconter, toujours à l’écoute des jeunes générations, ayant travaillé pour les plus grands, il était un artisan exigeant aussi aimé que respecté. 

Les origines de l’Atelier

François Fratellini - Gérard Vicaire
François Fratellini – costume Vicaire

L’histoire de la Maison Vicaire remonte à 1927. A cette époque Henri Vicaire, grand-père de Gérard, est importateur à Paris de cristaux de Bohême : vases, plateaux, services de verres taillés, lustres. 

Henri Vicaire aura trois enfants : Liane, Henri-Gérard, et Charles. Henri-Gérard prendra la succession de son père. Charles, père de Gérard, décide de monter sa propre affaire de cristaux de Bohême en ajoutant le commerce de strass fabriqués dans le Jura. 

Il s’installe au 46, rue du Faubourg Poissonnière. Avec son épouse, il se spécialise, entre autres, dans la réalisation de sacs du soir brodés et incrustés de strass. 

Simone Vicaire allait présenter sa collection aux couturiers et aux boutiques de luxe du Faubourg Saint-Honoré. 

Le Casino de Paris

Très vite, Simone Vicaire constate que ses modèles, copiés, se retrouvent dans les vitrines des commerces de luxe. 

Charles et Simone déménagent leur atelier et s’installent au 1, rue Richer, 9èmearrondissement, qui deviendra l’adresse mythique du monde du spectacle. La crise de 1929 les incite à se tourner vers le costume de théâtre, cabaret, music-hall qui occupera une place importante dans les années trente.

C’est à cette époque qu’Henri Varna, directeur du Casino de Paris, convoque Charles Vicaire en lui disant : 

« Il paraît que vous faites de l’incrustation de strass. Est-ce que vous pourriez me faire cela sur des costumes ? ». 

Charles Vicaire ne l’avait jamais fait, mais pour aller de l’avant, il s’y essaye, avec grand succès. 

Premières commandes

Gérard Vicaire au travail
Gérard Vicaire

Par la suite il y ajoutera des tubes, des perles, des rocailles, des pendentifs venus de Bohême. Charles et Simone entrent ainsi dans le métier très spécialisé et fermé de costumier et brodeur pour le spectacle… lui se chargeant de la recherche, des créations, des innovations, elle gérant les relations avec la clientèle. 

Les premières commandes sont réalisées pour Mistinguett, Joséphine Baker, Maurice Chevalier.

Le couturier Pierre Balmain, très intéressé par leurs réalisations, leur demandera alors de collaborer aux costumes des ballets du prince Norodom Sihanouk, roi du Cambodge.

De dessin en broderies et paillettes…

Leur fils Gérard naît à Paris le 30 janvier 1927. Il fera ses études primaires et secondaires comme interne dans un collège de jésuites à la discipline de fer d’où il sortira ses deux bacs en poche mais ne sachant quelles études il pourrait poursuivre. 

Ses parents lui suggèrent de s’orienter vers un doctorat en médecine. Il passe et réussit le concours lui permettant d’intégrer l’École Vétérinaire. Mais ayant très jeune fait la connaissance de sa future épouse, c’est… vers le mariage qu’il se dirige.

Durant ses humanités dans son collège religieux, un de ses professeurs a perçu chez cet élève un don certain pour le dessin. Il l’a poussé dans cette voie et lui a inculqué de bonnes notions de peinture et de dessin industriel. 

Sens artistique et précision ainsi acquis lui seront d’une grande utilité tout au long de sa vie professionnelle de concepteur et de brodeur.

Le clown Pipo

Pipo, Dario et Mimile au Cirque d'Hiver des frères Bouglione
Pipo et ses amis Dario et Mimile

De son propre chef il décide d’intégrer l’atelier de ses parents où il œuvrera toute sa carrière en collaboration avec son demi-frère Roger Baudon. Un de ses tous premiers dessins dans le métier sera une maquette de costume de clown représentant des jeux de casino. Il sera réalisé pour Gustave Sosman, le grand clown belge Pipo (1901-1970).

Charles Vicaire, en 1931, avait conçu et réalisé des costumes pour Despard  et Alex ainsi qu’un très élégant boléro, argenté et ajouré, destiné à François Fratellini. 

Dès 1947 et ce pendant un demi-siècle, Gérard Vicaire au sein de l’atelier éponyme se spécialisera dans la conception de costumes pour le clown blanc. Il dessinera plus de quatre cents maquettes, en grande partie réalisées. 

Certaines furent déclinées en plusieurs exemplaires avec des variantes de couleur ou de dessin. D’autres furent effectuées sans maquette préparatoire, les motifs étant dessinés directement sur la toile. 

Merveilleux panorama de recherche

Ces maquettes sont un merveilleux panorama de recherche et d’expériences abouties ou non qui en 50 ans ont complètement renouvelé un genre figé. Il expérimentera le cubisme, le naturalisme, le surréalisme, les abstractions, le symbolisme… ainsi que des utilisations audacieuses et novatrices de matières permettant d’imprimer et de faire surgir des formes nouvelles.

Bien que couramment dans le métier et dans le cercle des aficionados un costume de clown soit aussi appelé un sac, à l’instar de Philippe Sosman, Pipo junior et également, dans une moindre mesure, de Gérard Vicaire, nous éviterons d’employer ce terme, quelque peu péjoratif, pour désigner le costume du clown blanc. 

En revanche, pour différencier le travail de Gérard Vicaire dans ce domaine, les professionnels, par souci de référence admirative vous déclareront qu’ils sont en possession d’un ou plusieurs Vicaire

La valeur suprême

Costume pour Rolph - Gérard Vicaire
Costume pour Rolph – collection Gérard Vicaire

Un grand musicien pourra jouer sur un violon de Stradivarius, un musée exposera des peintures de Van Gogh, un clown se démarquera en portant un Vicaire,la valeur suprême. 

A une époque où les clowns figuraient parmi les vedettes de la piste, les plus grands noms se croisaient dans les couloirs de l’Atelier Vicaire. C’était, pour les français, Alex, Pipo, Maïs, Nino, Pastis, Bruno Chikys, Bocky, Bob, Zino, Lulu, Donett, Rex, Rolf Zavatta, Pipo junior, Manetti, Jimo, Alexis Gruss, Éric Rech, Freddy Cantarelli, Kraven, Pierre Etaix, Francesco Caroli, Pauwels, Sergio, Loretta, Yann Rossyan et bien d’autres … 

Et pour les étrangers, Nolo Ruiz des Rudi Llata, Rastelli, Folco, Chabri, Jackie Sloan du Billy Smart Circus, Percy Huxter du Bertram Mills Circus et Bernhard Paul, directeur du Cirque Roncalli, qui se fit réaliser des costumes pour son musée.

Costumes codifiés

Ils se feront confectionner des costumes codifiés dans des formes diverses : 

Le costume classique, évolution du maillot de l’acrobate, avec ses manches gigot, au grand volume dans la partie haute et ses larges poches très accentuées au niveau des hanches…

Le manteau, créé pour Pipo senior et très vite adopté par d’autres clowns dont Maïss,  adaptation du manteau de la rue avec un large boutonnage qui avait l’avantage d’être enfilé et retiré facilement… 

Le boléro, gilet court au-dessus de la taille et sans manche porté sur un costume plus sobre et de couleur plus ou moins unie. 

Le bocky, boléro brodé avec manches gigot dont le nom provient du clown Bocky qui le premier le porta… Le golf, un costume cintré aux très longues jambes qui fut porté notamment par Alex et Rolph Zavatta.

À l’écoute des clowns

Costume pour Pompoff junior - Gérard Vicaire
Costume pour Pompoff junior – collection Vicaire

Les clowns clients de la Maison Vicaire se sont toujours félicités du prix très abordable qui leur était demandé pour la réalisation d’un costume, ce qui leur permettait de renouveler de façon régulière leur garde-robe. En effet les costumes étaient pratiquement réalisés à prix coûtant. 

Gérard Vicaire ne prenait pas en compte son travail de maquette et les 300 heures environ de travail nécessaires pour le réaliser selon le remplissage, le dessin et le diamètre des paillettes, n’étaient pas toutes comptabilisées. 

Travaillant pour la production de différents spectacles et revues, la matière première, à savoir les tissus de soie et de velours, les paillettes et tubes divers, étaient commandés en grande quantité à meilleur compte. 

Carton à dessin

Marjaky - costume -  Gérard Vicaire
Costume pour Marjaky

Après chaque réalisation il restait suffisamment de fournitures pour confectionner un ou plusieurs costumes à un prix des plus raisonnables. Le costume n’était heureusement pas évalué en raison de son poids car, selon le travail produit avec les dizaines de milliers de paillettes qu’il pouvait comporter, celui-ci oscillait entre 7 et 10 kilos.

Gérard Vicaire avait toujours quelques maquettes en attente dans un carton à dessin. Cela lui permettait de répondre à la demande d’un clown de passage. 

D’autres avaient l’habitude de passer commande d’un costume annuel. Ce fut le cas de Francesco Caroli qui malheureusement perdit la totalité de ses costumes dans un funeste incendie.

Les plus grands cirques du monde

La Maison Vicaire devait devenir le fournisseur de confiance attitré de tous les grands établissements européens et au-delà : 

Le Bertram Mills Circus et le Billy Smart Circus, en Angleterre, avec les Togni et Casartelli en Italie, en Allemagne avec Krone, le Cirque des Lilliputiens de Schneider et Roncalli, le Cirque National Knie en Suisse… 

Pour les États Unis, le Ringling Bros and Barnum & Bailey. 

Les cirques français avaient nom : Medrano, Amar, Bouglione, Pinder, Gruss, Jean Richard... 

Les artistes de Cirque

Les costumes des artistes de cirque, qu’ils soient acrobates, voltigeurs, trapézistes, contorsionnistes, dresseurs exigent des tissus, des coutures, des broderies adaptés à leurs prestations. 

Il y a loin dans la fabrication entre un léotardpour les Antarès, une têtière pour harnacher un éléphant de Franco Knie, le boléro brodé d’Émilien Bouglione ou le slip, en peau de panthère, confectionné pour Gilbert Houcke ! 

C’est dans le costume brodé de Monsieur Loyal voie lactée de couleur bleu nuit, que Roger Lanzac a demandé d’être enterré…

Parmi les dernières réalisations de l’Atelier figurent les huit maillots, tous différents, commandés par Sophie Edelstein, les boléros brodés de Frédéric Edelstein et un costume brodé et pailleté pour Yann Rossyan.

Revues et télévision …

Costume pour G. Munoz - Gérard Vicaire
Costume pour G. Munoz – collection Vicaire

La grande puissance de production de l’Atelier Vicaire résidait dans sa subdivision en plusieurs services : 

L’atelier hommes où œuvrait Roger Baudon, l’atelier femmes, l’atelier broderies, l’atelier décor, l’atelier accessoires, l’atelier bijouterie.

Ils étaient ainsi en mesure, lorsqu’il leur était demandé de produire une revue, de réaliser les éléments de décoration de salle (lustres ou autres), les rideaux de scène, les costumes, les bijoux, les accessoires.

Créée en 1943 à Toledo dans l’Ohio, la revue Holiday on Ice se produisit pour la première fois en France en 1951. L’Atelier, qui habillera ballets et attractions plusieurs saisons durant, innove avec la fabrication de costumes en plaques de métal articulé, de tissus fluorescents et de costumes avec ampoules électriques pour le final.

Le Lido

Lorsque, pour s’agrandir, le Cabaret du Lido déménage, en mars 1977, de son cadre «Venise, plage du Lido», situé en bas des Champs-Élysées, pour s’installer dans l’immeuble du Normandie, au 116 de cette même avenue, c’est la Maison Vicaire que les frères Clerico sollicitent. 

Le rideau de scène et les murs tendus de velours marron et bleu entièrement brodés de strass, les lustres et candélabres en cristaux de bohême de la salle et de la scène et les costumes de la revue nécessiteront un an de travail.

Les collaborations avec les plus grands décorateurs pour les plus grands établissements s’enchainèrent : Mogador, le Casino de Paris, les Folies Bergères avec Erté, le Moulin Rouge avec Veccia et Corrado Colabucci, les spectacles de Robert Hossein avec Sylvie Poulet. 

De Las Vegas à la Grande Farandole

Costume pour Pastis - Gérard Vicaire
Costume pour Pastis – collection Gérard Vicaire

Outre Atlantique ce furent les commandes à Las Vegas pour des casinos tels que le Stardust, avec les revues du Lido, le Tropicana avec les revues des Folies Bergères, le Dunes pour les revues de Line Renaud.

Les contrats avec Maritie et Gilbert Carpentier pour leurs émissions, La Grande Farandole,le Sacha Show, Top à…, Numéro A, firent défiler au 1 rue Richer dans le hall et les salons d’essayage : Sacha Distel, Charles Aznavour, Dalida, Jane Birkin, Liza Minnelli, Jacqueline Maillan… Annie Cordy, Jean-Paul Belmondo, Brigitte Bardot, Joe Dassin, Jacques Dutronc, Claude François… Serge Gainsbourg, Serge Lama, Johnny Halliday, Sylvie Vartan… Thierry Le Luron, Mireille Mathieu, Eddy Mitchell, Michel Sardou… 

Le slogan de la Maison : «Vicaire, le costumier des vedettes»était plus que justifié.

Les choupinettes

Gérard Vicaire cessera ses activités en 1993. Il quittait ses chères choupinettes,ainsi dénommait-il ses ouvrières. Un groupe de brodeuses s’associera pour continuer un temps le travail sous l’appellation de Véronèse. Aujourd’hui c’est Caroline Valentin, brodeuse formée dans l’Atelier qui a repris le flambeau, suscitant l’admiration de Gérard Vicaire par ses réalisations.

Le 16 janvier 1997, le Musée National des Arts et Traditions Populaires (ATP) reçut, en don de Gérard Vicaire, 145 maquettes de costumes de clowns blancs pour son département cirque. 

La nouvelle orientation de ce musée, délocalisé à Marseille, désormais dénommé Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée(Mucem) fait sérieusement craindre que ce trésor et les dons faits par d’éminents collectionneurs, membres du Club du Cirque, ne restent à jamais enfouis dans les réserves de cette entité.

Hommages…

A l’issue du 22èmeFestival Mondial du Cirque de Demain, le 3 février 2001, fut organisée, sur la piste du Cirque d’Hiver, une cérémonie au cours de laquelle Michel Colardelle, directeur des ATP, remit à Gérard Vicaire les insignes de chevalier de l’Ordre National du Mérite. Pour cette soirée exceptionnelle, dix-neuf clowns blancs, revêtus de leur Vicaire entourèrent le récipiendaire. 

En novembre/décembre 2004, le Festival International de Pallassos tenu à Cornellà de Llobregat, près de Barcelone, organisa une exposition Vicaire.

Pour sa 33èmeédition, en janvier 2012, sous le chapiteau du Cirque Phénix, le Festival Mondial du Cirque de Demain proposa un hommage à Gérard Vicaire avec la présentation d’une vingtaine des ses plus belles réalisations de costumes pailletés.

Il décéda le 12 novembre 2018. Il avait 91 ans. Avec sa passion, son habileté de faire-valoir, son imaginaire, ses recherches et expérimentations, Gérard Vicaire reste indissociable de l’histoire de la mode du spectacle de cette seconde moitié du 20èmesiècle.

Alain Chevillard

Adaptation de l’article de Alain Chevillard : Gérard Vicaire, un créateur passionné… Le Cirque dans l’Univers – n° 246.

Adresse à retenir

Atelier Valentin – Costumes-Broderies spectacle – 18 rue N-D de Lorette – 75009 Paris.   

     caroline@atelier-valentin.com

À lire : 

Vicaire – el vestit de carablanca – le costume de clown – Genis Matabosch – Cornellà de Llobrega.