par Ariane Martinez


Maîtresse de conférences en Etudes théâtrales, Département Arts
Membre du Centre d’étude des arts contemporains

L’exemple des Hanlon-Lees : Article d’Ariane Martinez paru pour la première fois dans Art Press n° spécial 24 « Le Burlesque, une aventure moderne » 2003.

L’exemple des Hanlon-Lees

Livret du Voyage en Suisse - couverture
Livret du Voyage en Suisse par les Hanlon Lees

« Meurtriers de l’air qu’ils déchirent », « escaladeurs des cimes et des nuées [1]»« défonceurs de conventions » [2], les frères Hanlon-Lees provoquèrent en 1878, lors de leur passage à Paris, la stupéfaction du public français habitué aux mouvements souples et aux mimiques subtiles de la pantomime française.

L’art débridé de ces mimes, gymnastes de formation, venait confirmer l’intuition que Baudelaire avait eue, trente ans auparavant, en assistant à une pantomime anglaise, d’un « comique absolu », féroce, capable de générer « une hilarité folle, excessive, qui se traduit en des déchirements et des pâmoisons interminables »[3].

La pantomime anglaise, mélange de sublime et de ridicule, alliait la surprise du « truc » inattendu à la précision du geste acrobatique et au déchaînement invraisemblable des actions. Les Hanlon-Lees en furent les représentants les plus célèbres en France. 

Le vertige de l’hyperbole 

Ils étaient six frères d’origine irlandaise, dont les parents, comédiens, vivaient à Manchester. Confiés au professeur de gymnastique Lees, les Hanlon apprirent l’acrobatie et firent leurs débuts en 1847 au Royal Theatre Adelphi à Londres. Lees emmena ensuite trois d’entre eux, William, Alfred et George, qui avaient entre 4 et 8 ans, dans une tournée mondiale.

Leurs spectacles étaient alors essentiellement constitués de prouesses physiques (acrobatie, trapèze, tours d’adresse). De retour en Angleterre, les six frères se retrouvèrent et fondèrent leur compagnie, la « Hanlon-Lees Transatlantic Combination », adoptant le nom de leur professeur mort en 1855. Le choix de cette double généalogie, gymnastique par leur père adoptif et théâtrale par leurs parents biologiques, semble anticiper sur leur désir de mêler l’acrobatie et la pantomime.

Agoust

Do - Mi- Sol - Do - Agoust et les Hanlon Lees
Do – Mi- Sol – Do

C’est Henri Agoust, jongleur et mime français rencontré lors d’une tournée aux Etats-Unis en 1865, qui leur souffla cette idée et leur transmit quelques canevas de pantomimes de Jean-Gaspard Deburau.

Les Hanlon-Lees, accompagnés par Agoust, inventèrent ensuite leurs propres pièces, qu’ils qualifièrent dans un premier temps d’ « excentricity », avant de se diriger vers la pantomime et la « knockabout comedy »[5].

Tournées

Lors de leurs nombreuses tournées (USA, Mexique, Italie, Australie, Inde, Egypte…), les Hanlon-Lees firent plusieurs passages à Paris, et leur succès y fut croissant.

Le public français, qui jusque là avait été rétif aux pantomimes anglaises, trop violentes et incohérentes à son goût, les salua. Peut-être était-ce un signe des temps, car les Hanlon-Lees n’apportaient pas seulement avec eux l’humour anglo-saxon qui avait déjà ému les parisiens dans la figure du clown, ils charriaient aussi un comique citadin, moderne, qu’en cette fin de siècle décadente, la future Ville Lumière était disposée à saisir.

Pantomime française

Hanlon - trapèze volant
Hanlon au trapèze volant

Car, « La pantomime française, c’était la petite rue de province où les gens se saluent, lents, polis et se font parfois des farces en s’accordant à eux-mêmes le temps d’en rire ; la pièce anglaise, c’est la rue de Londres, encombrée, tumultueuse, forêts de bras qui s’agitent, de jambes qui détalent, de fourmis humaines courant sans répit aux affaires : Business is business »[6].

Prouesses

Les Hanlon-Lees, qui avaient fréquenté Barnum aux Etats-Unis et inventé des attractions foraines, maniaient avec la même agilité les prouesses physiques et les affaires.

À Baltimore, mécontents de la publicité qui leur avait été faite, ils décidèrent de la prendre en charge eux-mêmes et grimpèrent au sommet de la colonne érigée à la gloire de Washington, pour y faire, publiquement, quelques figures de voltige. George, tournoyant dans le vide, rattrapé par William, saluait la foule effrayée puis ravie par cette parodie de suicide, en lâchant dans les airs de faux dollars sur lesquels étaient imprimés « Go see the Hanlon-Lees ! ». 

Caprice et gymnastique mêlés 

La diligence des Hanlon
La diligence des Hanlon Lees

Cette irruption dans la vie quotidienne est à l’image des fracassantes entrées en scène des Hanlon-Lees :

Dans Le Voyage en Suisse, représenté en 1872 au Théâtre des Variétés, lors des premiers instants du spectacle, leur diligence chargée d’hommes et de bagages verse dans le fossé au milieu des cris et des bris de verre, mais les voyageurs expulsés se retrouvent tranquillement assis à l’avant-scène en rang d’oignon, indemnes ; ils reviennent dans un wagon qui explose et les projette dans les arbres, où ils restent suspendus ; plus tard, ils tombent du plafond, atterrissant sur une table où déjeunaient des convives, et se mettent à jongler avec les couverts, assiettes et aliments qui leur tombent sous la main.

Zola

Ces chutes, ces accidents, ces dynamitages s’accompagnent toujours d’une extrême précision, d’une maîtrise absolue du mouvement, d’où l’admiration de Zola pour leur« perfection d’exécution incroyable. Leurs scènes sont réglées à la seconde. Ils passent comme des tourbillons, avec des claquements de soufflets qui semblent les tic-tac même du mécanisme de leurs exercices. Ils ont la finesse et la force. C’est là ce qui les caractérise »[7].

Car cet art de la culbute est aussi un art du contraste : la contradiction entre l’impassibilité de leur expression et la rapidité de leurs mouvements étonne Banville qui l’interprète en ces termes : 

« […] leur visage raconte l’appétit de la vie idéale, tandis que leur féroce gymnastique, n’ayant d’autre but que l’agitation elle-même, représente exactement la vie terrestre avec ses casse-tête, ses remue-ménage, ses brouillamini et ses tragédies absurdes. » 

Hilarants

L'explosion du train - les Hanlon
L’explosion du train

»[8].Hilarants par leurs gestes mécaniques et leurs collisions avec les objets, ils ne laissent pas pour autant d’être étrangement inquiétants dans leur attitude. La métaphore du pantin, de la marionnette, du mannequin « dont le ressort casse »[9]revient à de nombreuses reprises dans les descriptions de leur jeu.  

Sans hésiter à entretenir la légende de leur précision déroutante, ils racontent d’ailleurs à qui veut l’entendre l’histoire de Thomas, leur frère, qui à la suite de lésions au cerveau provoquées par une mauvaise chute, fut interné dans une maison de santé, où il se suicida par le moyen de dix-sept sauts périlleux, en « s’appliquant à retomber exactement la tête la première sur un tuyau de chauffage en fonte qui traversait l’appartement »[10].

Frater de village

            Si leur maîtrise acrobatique et leur sens commercial laisse croire qu’ils gardent la tête sur les épaules, ils s’appliquent cependant à la perdre lorsqu’ils composent leurs pantomimes. Dans le Frater de Village, leur première « excentricité » montée en 1867, un amoureux éconduit débarquait chez le père de celle qui lui avait été refusée, pour raser toute la famille réunie à table, coupant la tête à ceux qui osaient résister, puis la recollant avec des pains à cacheter.

Ce procédé comique classique de la pantomime anglaise avait peu de succès auprès du public français, non seulement à cause du principe national qui veut qu’une tête tombée ne soit pas remise en place, mais aussi en raison de son invraisemblance qui choquait le bon sens.

Enormité des effets

Superba - affiche
Superba

L’incohérence des intrigues des Hanlon-Lees, l’enchaînement alogique de leurs actions, l’énormité de leurs effets (usage d’une grue pour arracher une dent, pluies de chatons ou de légumes sur la scène pour clore une pantomime) ébahissait les spectateurs parisiens. Leurs canevas n’étaient d’ailleurs pas fixes, puisque les jeux de scène passaient parfois d’une pantomime à une autre, à la manière d’un lazzi de Commedia dell’arte : « Sur un geste d’appel, telle cascade jaillit, écume, se précipite et vient animer la scène. C’est à la fois de l’improvisation et de la reproduction. » [11]

George Hanlon-Lees affirmait ainsi qu’il « faut bien se garder d’écrire ces scénarios ne varietur. Varions, au contraire. Qu’ils soit bien convenu que la scène se passe dans un lieu vague, à une époque indécise, au sein d’un pays inconnu où l’on s’amuse à charger les pantins de notre civilisation. Caprice et gymnastique mêlés »[12].

Des fééries réalistes

            Pour composer leurs scénarii, ils s’inspiraient souvent de leurs rêves et de leurs soirées d’ivresse, tout en revendiquant le réalisme dans la féerie. C’est pourquoi, selon Banville, ils furent à la fois l’incarnation de « la force d’intensité et de décision »[13]du rêve, et les seuls à « mériter le nom de réaliste[s], […] car seuls ils ont reproduit la vie avec cette intensité dévorante et dépourvue de sens, sans laquelle elle ne se ressemble pas à elle-même »[14]

Zola, quant à lui, s’étonnait de leur faculté d’observation et de la profondeur de certaines scènes qui vous « faisaient passer à fleur de peau le petit frisson froid de la vérité »[15].

Audace

Le train en Suisse - exploit des Hanlon Lees
Explosion du train en Suisse par les Hanlon Lees

Fasciné par leur audace dans la négation de l’autorité et de la morale, il enviait le privilège du mime, qui est de n’être pas inquiété quand il ridiculise un gendarme en scène : 

« Certes, dans nos férocités d’analyse, nous, [romanciers naturalistes] n’allons pas si loin que les Hanlon, et nous sommes déjà fortement injuriés. Cela vient de ce que la vérité peut se montrer et qu’elle ne peut se dire. Puis, la caricature couvre tout. On lui permet le par-dessous et l’au-delà. Et c’est tant mieux, puisqu’elle nous régale. Faisons tous des pantomimes »[16].

Hanlon Lees

Des Hanlon Lees, dont la fratrie fut amputée en 1886 après la mort d’Alfred et Frederic, il ne reste que peu de choses : quelques affiches de Jules Chéret, une série d’eaux-fortes par Frédéric Régamay, et ces rares témoignages de spectateurs-écrivains, qui, pour évoquer leur comique excentrique, visuel et violent, ne mentionnèrent presque jamais le mot « burlesque ».

Mais le cinéma, bien après leur disparition, se fit l’écho de leur frénésie inventive, lorsque Méliès filma en 1906 son Professeur Do-Mi-Sol-Do, reprise de leur plus gros succès, Do-Mi-Sol-Do, où un chef d’orchestre, malgré l’écroulement du décor qui l’entoure et la fuite de ses musiciens, continue à battre la cadence au milieu de l’apocalypse. 

Ariane Martinez


Maîtresse de conférences en Etudes théâtrales, Département Arts
Membre du Centre d’étude des arts contemporains


Bibliographie 

  • BONNET Gilles, La Pantomime noire, 1836-1896, Paris, Hermann, 2016. 
  • BONNET Gilles, Pantomimes fin-de-siècle, Paris, Kimé, 2008
  • Cosdon, Mark, The Hanlon Brothers: From Daredevil Acrobatics to Spectacle Pantomime, 1833-1931, Southern Illinois University Press, 2010. 
  • En ligne : https://epdf.pub/the-hanlon-brothers-from-daredevil-acrobatics-to-spectacle-pantomime-1833-1931-t.html
  • COSDON Mark,« Le Voyage en Suisse des frères Hanlon : performances de comédiens et comédies de la performance », in Arnaud Rykner (sld), Pantomime et théâtre du corpstransparence et opacité du hors-texte, Presses universitaires de Rennes, 2009. 
  • McKINVEN John A., The Hanlon Brothers, their Amazing Acrobatics, pantomimes and Stage Spectacles, David Meyer / Magic Books, Glenwood, Illinois, 1998. 
  • MOYNET Georges, Trucs et décors, explication raisonnée de tous les moyens employés pour produire les illusions théâtrales, [Paris, La Librairie illustrée, s.d [1893]], Genève, Minkoff Reprint, 1973, p. 97 (piano truqué) et p. 99 (fig. 36 Coupe du piano).
  • LESCLIDE Richard, Mémoires et pantomimes des frères Hanlon Lees, préface de Théodore de Banville, gravures à l’eau forte de Frédéric Regamey, Paris, Chez tous les libraires, s. d. [1879]
  • MARTINEZ Ariane, « Dérouter le regard : les frères Hanlon ou l’art de l’explosion », dans Florence Baillet, Mireille Losco-Léna et Arnaud Rykner (dir.), L’Œil et le théâtre : la question du regard au tournant du xix-xxesiècle sur les scènes européennes (approches croisées études théâtrales/ études visuelles), p. 211-226.
  • MARTINEZ Ariane, La Pantomime, théâtre en mineur (1880-1945), Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2008.
  • HUGOUNET Paul, Mimes et Pierrots, notes et documents inédits pour servir à l’histoire de la pantomime,Paris, Librairie Fischbacher, 1889. 
  • TOWSEN, John H., Clowns, E. P. Dutton, 1976. 
  • ZOLA Emile, « La Pantomime », in Du naturalisme au théâtre, Paris, G. Charpentier, 1881. 

Sitographie 

Notes

  • [1]BANVILLE, Théodore de, préface de Mémoires et pantomimes des frères Hanlon Lees, rédigées par Richard Lesclide, gravures à l’eau forte de Frédéric Regamey, Paris, Chez tous les libraires, s.d. [1879], p. 18. 
  • [2]HUGOUNET, Paul, Mimes et Pierrots, notes et documents inédits pour servir à l’histoire de la pantomime, Paris, Librairie Fischbacher, 1889, p. 191. 
  • [3]BAUDELAIRE, Charles, « De l’essence du rire, et généralement du comique dans les arts plastiques », Critique d’Art, Oeuvres complètes, Robert Laffont, Paris, 1980, p. 696. 
  • [4]Ibid., p. 698. 
  • [5]Le terme de « knockabout comedy », généralement traduit en français par « grosse farce », évoque l’idée des coups, des corps malmenés et bringuebalés.
  • [6]HUGOUNET, Paul, op. cit., p. 192
  • [7]ZOLA, « La pantomime », in Du naturalisme au théâtre, Paris, G. Charpentier, 1881, p. 333.  
  • [8]BANVILLE, Théodore de, op. cit., p. 12. 
  • [9]HUYSMANS, Joris-Karl, Croquis parisiens, eaux-fortes de Forain et Raffaëlli, Paris, Henri Vaton libraire-éditeur, 1880, p. 25. 
  • [10]Mémoires et pantomimes des frères Hanlon-Lees, op. cit., p. 96.
  • [11]Ibid., p. 108. 
  • [12]Ibid., p. 103-104.
  • [13]BANVILLE, Théodore de, cité par Richard Lesclide dans Mémoires et pantomimes des Frères Hanlon-Lees, op. cit., p. 176.
  • [14]BANVILLE, Théodore de, préface de Mémoires et pantomimes des Frères Hanlon-Lees, op. cit., p. 12. 
  • [15]ZOLA, Emile, op. cit., p. 329. 
  • [16]Ibid. p. 334.